Par Léna Martinelli
Les Trois Coups.com
Quand la passion mène à la destruction… Christophe Rauck nous convie au cœur de la langue de Racine pour un fabuleux voyage dans le temps.

Après le Mariage
de Figaro et les Serments indiscrets,
Christophe Rauck continue à visiter les œuvres du répertoire avec Phèdre,
chef-d’œuvre de la tragédie classique qui puise sa source tumultueuse
dans la mythologie grecque.
L’épouse de Thésée, roi d’Athènes, attend son retour, mais elle
souffre d’un mal qui la ronge : l’amour secret qu’elle voue à son
beau-fils, Hippolyte, lequel en aime une autre. En plus,
l’héritière des ennemis ! Pensant Thésée mort, Phèdre avoue son
amour coupable, mais, coup de théâtre, son mari revient de son lointain
voyage. Deux hommes, deux femmes, et des
désirs qui déraillent. Mensonges et trahisons. Voilà tous les
ingrédients pour précipiter les personnages au bord du gouffre. La
jalousie dévoratrice de Phèdre et la fureur de son époux trahi
mènent à l’inéluctable. Comme dans toute tragédie.
Mais ce n’est pas n’importe quelle tragédie ! Pour
Christophe Rauck, « Racine est un chirurgien de l’âme humaine, de ce qui
fait vibrer l’être au plus profond de lui-même ».
Auscultant les corps et les cœurs, le metteur en scène offre une
vision abrupte – sauvage même – loin des visions larmoyantes du xixe siècle.
Ici, les corps s’attirent avec ardeur, s’affrontent, se rejettent avec
violence, libérant les monstres qui sommeillent en eux.
« Phèdre n’est ni tout à fait coupable, ni tout à fait
innocente », précise Racine dans sa préface. Instrument du chaos,
l’héroïne est en effet aussi victime de la colère des dieux
qui l’ont maudite et condamnée à souffrir d’amour.
Contrôler les pulsions
Phèdre, une femme sous influence ? Christophe Rauck creuse
justement cette question de la responsabilité et du libre arbitre que
Racine a traitée bien avant Freud. Il a été sensible à
la construction psychologique des personnages. Le dialogue entre
le vice et la vertu, la passion et la raison, se traduit ici par un
surmoi qui tente de contrôler les pulsions. D’où le
sentiment de culpabilité qui ronge Phèdre. Même Thésée, prisonnier
de sa fonction, apparaît comme dépressif. Exaltés, les héros
apparaissent finalement dans toute leur fragilité.
Christophe Rauck fait fi du cadre de la forme classique pour
proposer une vision résolument baroque. Il retient la musicalité des
alexandrins, en faisant d’ailleurs magnifiquement entendre
le texte, propose de très belles idées de mise en scène, mêlant
l’archaïque et le poétique. Genres et époques se télescopent, autant
dans les costumes que dans les décors. Côté jardin, un
enchevêtrement d’armures compose une sculpture impressionnante.
Côté cour, les appartements débordent sur la salle. D’immenses détails
de tapisseries, des faux-semblants de palais, des lustres
imposants et d’innombrables fauteuils nous font voyager entre
conte et réalité.
Impressionnant et grotesque
Comme la scénographie, le réel est disloqué, et les personnages
jonglent avec des lois physiques et morales qui défient l’entendement.
Ainsi, souligné, l’excès confine parfois au grotesque. Dès
sa spectaculaire entrée en scène, la démesure de Thésée mène au
ridicule. Les costumes qui lui sont dévolus – armure bruyante et peau
d’ours – font rire. À la puissance légendaire du
monarque répondent ses obsessions, tandis que les doutes de son
épouse se transforment en une logorrhée infernale, celle d’une Phèdre
décalée, vacillante, sous médicaments.
Cécile Garcia-Fogel est d’ailleurs époustouflante, que ce soit par
ses variations de voix ou son travail corporel. Elle rumine
littéralement son malheur, fouille, creuse, ménage des
espaces de jeu fondés sur des ruptures de ton. Elle étire la
parole comme ses membres, graciles, qui expriment, presque à fleur de
peau, cette si déchirante blessure d’amour. Mais tel un
serpent qui chercherait à hypnotiser sa proie, elle ne sauve pas
la Phèdre manipulatrice. Elle est tour à tour séduisante, écorchée vive,
effrayante.
Précise, la direction d’acteur permet bien de mettre en valeur le
talent de chacun, tout en servant cette écriture ciselée. Pas facile de
toujours suivre le texte, mais les partis pris radicaux
de mise en scène et le remarquable travail dramaturgique font
ressortir la modernité de ce classique. Et en abordant de la sorte ce
qui fonde les relations humaines (l’amour face à la société,
la faute, l’immoralité, le bonheur, le pouvoir), cette pièce nous
devient presque intime. ¶
Léna Martinelli
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