vendredi 17 octobre 2014

Une « Phèdre » baroque, Par Léna Martinelli Les Trois Coups.com


Par Léna Martinelli
Les Trois Coups.com

Quand la passion mène à la destruction… Christophe Rauck nous convie au cœur de la langue de Racine pour un fabuleux voyage dans le temps.
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« Phèdre » | © Anne Nordmann
Après le Mariage de Figaro et les Serments indiscrets, Christophe Rauck continue à visiter les œuvres du répertoire avec Phèdre, chef-d’œuvre de la tragédie classique qui puise sa source tumultueuse dans la mythologie grecque. L’épouse de Thésée, roi d’Athènes, attend son retour, mais elle souffre d’un mal qui la ronge : l’amour secret qu’elle voue à son beau-fils, Hippolyte, lequel en aime une autre. En plus, l’héritière des ennemis ! Pensant Thésée mort, Phèdre avoue son amour coupable, mais, coup de théâtre, son mari revient de son lointain voyage. Deux hommes, deux femmes, et des désirs qui déraillent. Mensonges et trahisons. Voilà tous les ingrédients pour précipiter les personnages au bord du gouffre. La jalousie dévoratrice de Phèdre et la fureur de son époux trahi mènent à l’inéluctable. Comme dans toute tragédie.
Mais ce n’est pas n’importe quelle tragédie ! Pour Christophe Rauck, « Racine est un chirurgien de l’âme humaine, de ce qui fait vibrer l’être au plus profond de lui-même ». Auscultant les corps et les cœurs, le metteur en scène offre une vision abrupte – sauvage même – loin des visions larmoyantes du xixe siècle. Ici, les corps s’attirent avec ardeur, s’affrontent, se rejettent avec violence, libérant les monstres qui sommeillent en eux. « Phèdre n’est ni tout à fait coupable, ni tout à fait innocente », précise Racine dans sa préface. Instrument du chaos, l’héroïne est en effet aussi victime de la colère des dieux qui l’ont maudite et condamnée à souffrir d’amour.
Contrôler les pulsions
Phèdre, une femme sous influence ? Christophe Rauck creuse justement cette question de la responsabilité et du libre arbitre que Racine a traitée bien avant Freud. Il a été sensible à la construction psychologique des personnages. Le dialogue entre le vice et la vertu, la passion et la raison, se traduit ici par un surmoi qui tente de contrôler les pulsions. D’où le sentiment de culpabilité qui ronge Phèdre. Même Thésée, prisonnier de sa fonction, apparaît comme dépressif. Exaltés, les héros apparaissent finalement dans toute leur fragilité.
Christophe Rauck fait fi du cadre de la forme classique pour proposer une vision résolument baroque. Il retient la musicalité des alexandrins, en faisant d’ailleurs magnifiquement entendre le texte, propose de très belles idées de mise en scène, mêlant l’archaïque et le poétique. Genres et époques se télescopent, autant dans les costumes que dans les décors. Côté jardin, un enchevêtrement d’armures compose une sculpture impressionnante. Côté cour, les appartements débordent sur la salle. D’immenses détails de tapisseries, des faux-semblants de palais, des lustres imposants et d’innombrables fauteuils nous font voyager entre conte et réalité.
Impressionnant et grotesque
Comme la scénographie, le réel est disloqué, et les personnages jonglent avec des lois physiques et morales qui défient l’entendement. Ainsi, souligné, l’excès confine parfois au grotesque. Dès sa spectaculaire entrée en scène, la démesure de Thésée mène au ridicule. Les costumes qui lui sont dévolus – armure bruyante et peau d’ours – font rire. À la puissance légendaire du monarque répondent ses obsessions, tandis que les doutes de son épouse se transforment en une logorrhée infernale, celle d’une Phèdre décalée, vacillante, sous médicaments.
Cécile Garcia-Fogel est d’ailleurs époustouflante, que ce soit par ses variations de voix ou son travail corporel. Elle rumine littéralement son malheur, fouille, creuse, ménage des espaces de jeu fondés sur des ruptures de ton. Elle étire la parole comme ses membres, graciles, qui expriment, presque à fleur de peau, cette si déchirante blessure d’amour. Mais tel un serpent qui chercherait à hypnotiser sa proie, elle ne sauve pas la Phèdre manipulatrice. Elle est tour à tour séduisante, écorchée vive, effrayante.
Précise, la direction d’acteur permet bien de mettre en valeur le talent de chacun, tout en servant cette écriture ciselée. Pas facile de toujours suivre le texte, mais les partis pris radicaux de mise en scène et le remarquable travail dramaturgique font ressortir la modernité de ce classique. Et en abordant de la sorte ce qui fonde les relations humaines (l’amour face à la société, la faute, l’immoralité, le bonheur, le pouvoir), cette pièce nous devient presque intime. 
Léna Martinelli

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